INTRODUCTION À L’ANTHOLOGIE
La science-fiction ! Selon certains, ce n’est qu’une sous-littérature, tout juste bonne à rassasier l’imagination des naïfs et des jobards, et qu’il conviendra de verser un jour au rayon des vaticinations et des chimères visant à soulever le voile de l’avenir Pour d’autres, c’est la seule expression littéraire de notre modernité, de l’âge de la science, la dernière chance du romanesque et peut-être enfin la voie royale, conciliant l’imaginaire et la raison, vers une appréhension critique d’un futur impossible à prévoir en toute rigueur.
La science-fiction mérite-t-elle cet excès d’honneur ou cette indignité ? Après tout, il ne s’agit que d’une littérature, on aurait tort de l’oublier. Or, les reproches qu’on lui fait comme les espoirs qu’on place en elle tiennent peut-être à la relation ambiguë de cette littérature à la science et à la technique. Trop de science pour un genre littéraire digne de ce nom, disent bien des littéraires pour qui la culture s’arrête au seuil de la connaissance positive et qui ne comprennent l’intrusion de la science dans le roman que si elle est présentée comme un avatar du mal, dans la lignée du Meilleur des mondes ou d’Orange mécanique. La science-fiction traite la science comme une magie, persiflent d’autres, généralement des scientifiques bon teint. Tandis que certains thuriféraires la prônent comme propre à faire naître la curiosité scientifique, à discuter les conséquences du développement scientifique pour l’avenir de l’humanité. On voit que de tous côtés le débat est déplacé : il ne s’agit plus d’une littérature et du plaisir qu’on y prend, mais d’une querelle sur la place philosophique, idéologique, voire politique de la science dans le monde moderne. Le reproche du manque de sérieux ou de l’excès de sérieux fait à la science-fiction, tout comme l’idée qu’elle est le chaînon manquant entre les deux cultures, la scientifique et la littéraire, renvoient tout uniment à la fonction de la science dans cette littérature. Et le risque de malentendu est alors si grand que l’on conçoit que des écrivains, agacés par cette prétention qui leur est attribuée, aient eu l’ambition de se débarrasser du terme de science-fiction et de le remplacer par celui de fiction spéculative.
Aussi bien la science-fiction ne s’est pas contentée d’utiliser la science comme thème, comme décor ou comme fétiche doté de pouvoirs quasi magiques ; elle a aussi puisé son inspiration dans le bouleversement introduit dans notre société par la science et l’intuition que sans doute ce bouleversement est loin d’être fini ; enfin et surtout, elle a été profondément influencée par la pensée scientifique. Ce que la science-fiction a réellement reçu de la science, ce n’est pas l’occasion d’une exaltation de la technique, mais l’idée qu’un récit, et plus encore une chaîne de récits, peuvent être le lieu d’une démarche logique rigoureuse, tirant toutes les conclusions possibles d’une hypothèse plus ou moins arbitraire ou surprenante. En cela la science-fiction est, modestement ou parfois fort ambitieusement, une littérature expérimentale, c’est-à-dire une littérature qui traite d’expériences dans le temps même où elle est un terrain d’expériences. En d’autres termes, elle ne véhicule pas une connaissance et n’a donc pas de prétention au réalisme, mais elle est, consciemment ou non, le produit d’une démarche créatrice qui tend à faire sortir la littérature de ses champs traditionnels (le réel et l’imaginaire) pour lui en ouvrir un troisième (le possible).
On notera d’ailleurs qu’il a existé et qu’il existe toujours des œuvres littéraires qui affectent de se fonder sur une connaissance scientifique (par exemple l’œuvre de Zola) ou qui prétendent décider si une telle connaissance est bonne ou mauvaise, qui lui font donc une place très grande mais qui ne relèvent pas, à l’évidence, de la science-fiction ; ces œuvres traitent des connaissances scientifiques transitoires comme s’il s’agissait de vérités éternelles et ne font guère que les substituer aux dogmes métaphysiques qu’une certaine littérature s’est longtemps vouée à commenter ou à paraphraser. Au lieu de quoi l’écrivain de science-fiction part d’un postulat et se soucie surtout d’en explorer les conséquences. Il se peut bien que, parasitairement, il expose sa propre vision des choses comme s’il s’agissait d’une vérité révélée. Mais sur le fond, il écrit avec des si et des peut-être. Et parce que sa démarche est celle d’un explorateur de possibles, l’auteur de science-fiction écrit une œuvre beaucoup plus ouverte et beaucoup plus moderne que la plupart des écrivains-maîtres-à-penser dont les efforts tendent toujours à perpétuer les catégories de la vérité et de l’erreur, quels que soient les contenus qu’ils leur donnent. Cela est si patent qu’une histoire qui, comme beaucoup de celles de Jules Verne, a perdu sa base scientifique – ou qui n’en a jamais eue – n’est pas nécessairement sans charme. La crédibilité d’une histoire de science-fiction ne tient pas à la force de ses références externes mais seulement à sa cohérence interne. À la limite le texte tient tout seul.
Et c’est précisément à partir de cette autonomie que, par un paradoxe qui n’est que superficiel, il devient possible de dire quelque chose d’original, de dérangeant, d’éventuellement pertinent, sur l’avenir, sur le présent, sur tout, absolument tout ce que l’on voudra. Au lieu de quoi la littérature qui s’affirme solidement enracinée dans le réel, c’est-à-dire dans une illusion de réalité, ne fait que projeter sur le présent et sur l’avenir l’ombre des préjugés du passé ; elle ne donne que des réponses attendues et esquive tous les problèmes un tant soit peu difficiles à poser.
Si l’on retient de la science-fiction une telle définition, il en résulte qu’elle est aussi ancienne que toute littérature orale ou écrite, qu’elle a toujours entretenu d’étroits rapports avec la naissance des idées et des mythes qu’aujourd’hui elle renouvelle et multiplie. Lucien de Samosate, Cyrano de Bergerac, Swift, Voltaire (dans Micromégas) combinent déjà l’invention extraordinaire, le déplacement dans l’espace et dans le temps, la remise en question du présent.
Mais c’est au XIXe siècle que la science-fiction prend son visage actuel. Esquissée dans le Frankenstein de Mary Shelley (1817), précisée dans l’œuvre de Pœ, ce poète épris de raison, traversant celle de Hugo avec le météore de Plein ciel, elle se constitue vraiment sous les plumes de Jules Verne et de Herbert George Wells. Pour Verne, il s’agit d’abord de faire œuvre d’anticipation technicienne, de prolonger par l’imagination et le calcul le pouvoir de l’homme sur la nature, exercé par l’intermédiaire des machines. Pour Wells, il s’agit surtout de décrire les effets sur l’homme et sur la société elle-même de savoirs hypothétiques. De nos jours, on pourrait être tenté de voir en Verne l’ancêtre des « futurologues », ces techniciens de l’extrapolation raisonnée et de la prévision d’avenirs quasi certains, et en Wells le premier des « prospectivistes », ces explorateurs volontiers téméraires des futurs possibles.
Mais l’opposition ne doit pas être exagérée : les deux tendances se nourrissent l’une de l’autre jusque dans les œuvres de ces pères fondateurs.
Après un début prometteur en Europe, vite remis en question par la grande crise économique puis par la crise des valeurs qui l’accompagne, et peut-être en France par une incœrcible résistance des milieux littéraires à la pensée scientifique, c’est aux Etats-Unis que la science-fiction trouvera son terrain d’élection, sur un fond d’utopies (Edward Bellamy), d’anticipations sociales (Jack London) et de voyages imaginaires (Edgar Rice Burroughs). Hugo Gernsback, ingénieur électricien d’origine luxembourgeoise et grand admirateur de Verne et de Wells, créé en 1926 la première revue consacrée entièrement à la science-fiction, Amazing stories ; très vite les magazines se multiplient. Ils visent d’abord un public populaire et sacrifient la qualité littéraire ou même la vraisemblance à la recherche du sensationnel ; puis le genre se bonifie progressivement. La seconde guerre mondiale, révélant aux plus sceptiques l’impact de la technologie, incite à plus de rigueur scientifique, et le désenchantement qui accompagne les mutations accélérées du monde actuel conduit beaucoup d’écrivains à un certain pessimisme tout en les amenant à suppléer la carence des valeurs par une recherche esthétique croissante. Le résultat est là : la science-fiction contemporaine, vivante dans tous les pays industrialisés, est un extraordinaire laboratoire d’idées et elle n’a plus grand-chose à envier sur le plan de la forme à la littérature d’avant-garde quand elle ne se confond pas avec elle chez un William Burroughs, un Claude Ollier, un Jean Ricardou, un Alain Robbe-Grillet.
Le plus surprenant peut-être, c’est que, malgré la variété de son assise géographique, le domaine conserve une indéniable unité. Peut-être le doit-il – entre autres facteurs – à la présence insistante d’un certain nombre de grands thèmes qui se sont dégagés au fil de sort histoire et qui le charpentent en se combinant, se ramifiant sans cesse. C’est un choix de ces thèmes, pris parmi les plus représentatifs, que la présente série entend illustrer.
Ce serait pourtant une erreur que de réduire la science-fiction à un faisceau de thèmes en nombre fini dont chacun pourrait à la limite se constituer en genre. À l’expérience, on s’apercevra souvent que telle histoire se trouve assez arbitrairement logée dans un volume plutôt que dans un autre (où classer une histoire de robot extraterrestre ? dans les Histoires d’Extraterrestres ou dans les Histoires de Robots ?), que telle autre histoire échappe au fond à toute thématique fortement structurée et définit à elle seule toute la catégorie à laquelle elle appartient. Chemin faisant, on découvrira sans doute que, malgré les apparences, la science-fiction n’est pas une littérature à thèmes parce qu’elle ne raconte pas toujours la même histoire (le thème) sur des registres différents, mais que, au contraire, chacun de ses développements échappe aux développements précédents tout en s’appuyant sur eux selon le principe, bien connu en musique, de la variation. Quand on a dit de telle nouvelle que c’est une histoire de vampire, on sait d’avance à peu près tout ce qui s’y passera ; au contraire, quand on a dit que c’est une histoire de robots, on n’en a, contrairement au point de vue commun, presque rien dit encore. Car toute la question est de savoir de quelle histoire de robots il s’agit. Et c’est de la confrontation entre quelques-unes des variations possibles (lesquelles sont peut-être, à vrai dire, en nombre infini) que surgit comme le halo foisonnant du mythe.
Il serait pour le moins aventuré de prétendre avoir enfermé en douze volumes (onze catégories plus une qui les recouvre toutes, celle de l’humour) le vaste univers de la science-fiction – ne serait-ce que parce qu’on estime à plus de 30 000 le nombre de textes parus dans ce domaine aux Etats-Unis seulement et qu’à l’échelle mondiale il faudrait doubler peut-être ce nombre. Du moins cette anthologie a-t-elle été établie méthodiquement dans l’intention de donner un aperçu aussi varié que possible de la science-fiction anglo-saxonne de la fin des années 30 au début des années 60. Plus de 3 000 nouvelles ont été lues pour la composer, dont beaucoup figuraient déjà dans des anthologies américaines. L’aire culturelle et la période retenues l’ont été tout naturellement : c’est aux Etats-Unis, accessoirement en Angleterre (dans la mesure surtout où les auteurs anglais sont publiés dans les revues américaines), que se joue le deuxième acte de la constitution de la science-fiction après l’ère, surtout européenne, des fondateurs ; c’est là qu’avec une minutie presque maniaque les variations possibles sur les thèmes sont explorées l’une après l’autre ; c’est là encore que se constitue cette culture presque autonome avec ses fanatiques, ses clubs, ses revues ronéotypées, ses conventions annuelles ; c’est aussi l’époque dont les œuvres se prêtent le mieux à la découverte du genre par le profane. Depuis le milieu des années 60, la science-fiction a considérablement évolué, au moins autant à partir de sa propre tradition que d’emprunts à la littérature générale. Aussi son accès s’est-il fait plus difficile et demande-t-il une certaine initiation.
Les anthologistes, qui sont collectivement responsables de l’ensemble des textes choisis, ont visé trois objectifs dans le cadre de chaque volume :
— Donner du thème une illustration aussi complète que possible en présentant ses principales facettes, ce qui a pu les conduire à écarter telle histoire célèbre qui en redoublait (ou presque) une autre tout aussi remarquable, ou encore à admettre une nouvelle de facture imparfaite mais d’une originalité de conception certaine ;
— Construire une histoire dialectique du thème en ordonnant ses variations selon une ligne directrice qui se rapproche parfois d’une histoire imaginaire ;
— Proposer un éventail aussi complet que possible des auteurs et fournir par là une information sur les styles et les écoles de la science-fiction « classique ».
Pour ce faire, une introduction vient préciser l’histoire, la portée, les significations secondaires, voire les connotations scientifiques du thème traité dans le recueil. Chaque nouvelle est présentée en quelques lignes qui aideront – nous l’espérons – le lecteur profane à se mettre en situation, et qui lèveront les obstacles éventuels du vocabulaire spécialisé. Enfin un dictionnaire des auteurs vient fournir des éléments biobibliographiques sur les écrivains représentés.
Ainsi cet ensemble ouvert qu’est la Grande Anthologie de la science-fiction, ordonnée thématiquement sur le modèle de la Grande Encyclopédie, s’efforce-t-il d’être un guide autant qu’une introduction à la plus riche avancée de notre siècle dans les territoires de l’imaginaire.